INTERVIEW DE STEVEN LAUREYS
Neurologue, professeur de clinique au C.H.U. (Centre hospitalier universitaire) de Liège, directeur de Recherches au F.N.R.S. (Fonds national de la recherche scientifique) et responsable du Coma Science Group au GIGA Consciousness U Liège
Fervent explorateur de notre conscience, il est l’un des plus grands spécialistes mondiaux de la problématique des états de conscience altérée tels que le coma ou le syndrome d’enfermement[1]. Auteur de nombreuses publications scientifiques et, entre autres, du livre Un si brillant cerveau, les états limites de conscience aux Editions Odile Jacob, il se définit comme un combattant dont l’objectif est d’apporter les soins les plus appropriés à ses patients tout particulièrement vulnérables. Comment ? Grâce à une meilleure compréhension de leur état. Il voudrait être le « porteur des voix » de ceux qu’il soigne ; ces voix qu’ils n’ont plus la possibilité de faire entendre, notamment pour faire respecter leurs droits les plus fondamentaux.
Vous vous définissez comme un combattant, pouvez-vous nous en dire plus ?
La conscience est, toujours aujourd’hui, un grand mystère. Le débat sur la vie et sur la mort, sur ce moment où l’on va arrêter la machine ou pas, est bien trop polarisé. Ce qui compte, c’est la qualité de vie[2] de ces patients. La réponse à « comment ça va ? » La difficulté réside dans la compréhension de cette qualité de vie. Comment la mesurer ? Comment percevoir ce que nos patients vivent et ressentent lorsque, tout comme dans l’ouvrage de Jean-Dominique Bauby Le scaphandre et le papillon, ils sont enfermés en eux-mêmes au creux du « locked-in-syndrome » ? Toutes ces questions montrent combien il est important de garder le patient « au centre » et de tout faire pour qu’il puisse s’exprimer.
En tant que soignant, je suis confronté à des patients ainsi qu’à des familles qui ont de nombreux besoins non satisfaits. Cette population de patients très fragiles, a vécu un véritable drame humain. À la suite d’une blessure grave au cerveau, ils ont perdu ce qui nous est le plus cher. Je me sens tel un soldat qui se bat pour offrir à ces patients le droit à des soins, à une meilleure prise en charge, à une vie meilleure. Parfois, avec l’équipe, nous nous sentons très seuls dans ce combat.

Professeur Steven Laureys ©CHU M Houet
Il y a aussi beaucoup de résistance lorsqu’on se bat pour ces patients-là, c’est nager contre le courant. On pousse un wagon sur une montagne. Certains vous regardent, d’autres font sortir le bâton des roues et il y en a même qui poussent dans l’autre sens. Et donc c’est un combat. C’est cela aussi l’être humain. Il arrive, également, qu’en tant que chercheur, nous pensions avoir fait une découverte. Nous vérifions et nous nous rendons compte que nous nous sommes trompés. Du climax, nous passons à la déception. Certaines de nos publications diffusées dans les journaux scientifiques sont jugées négativement par nos collègues, cela peut aussi être un autre challenge. Ces combats ne sont pas toujours honnêtes et rationnels, il est parfois possible d’être confronté à l’injustice ou à des abus de pouvoir.
Mais heureusement, le côté positif compense. En tant que médecin, le fait de sauver quelqu’un, d’améliorer son état ou de l’accompagner de manière optimale en cas de décision de fin de vie, ce sont des moments très intenses et positifs qui nous donnent la force d’affronter les aspects plus douloureux. Quand on veut s’endormir le soir, il faut se dire qu’on a fait tout ce que l’on pouvait. C’est un métier difficile. Être confrontés à cette souffrance de nos patients, cela pèse. Pour soutenir mon équipe et lui créer de petites bulles d’oxygène, nous avons des projets liés à la méditation que nous pratiquons ensemble, notamment avec Matthieu Ricard[3].
Un combattant et un rebelle ?
En tant que chercheur, je me sens comme un rebelle. Je pense qu’un scientifique doit être un rebelle qui remet tout en cause et qui ne peut pas avoir des « a priori » trop sûrs. Il doit vraiment avoir une remise en question fondamentale, adogmatique. Ici aussi, je me sens seul car une trop grande part de la recherche est limitée à tester des hypothèses, et c’est très bien, mais il n’y a pas que cela. Il est bien connu que les grandes découvertes dont on se souvient, se sont faites de manière non planifiée. Néanmoins, « on » n’agit pas en fonction de la sérendipité et tout devrait être basé sur des hypothèses claires et définies à l’avance. Tout le financement belge et européen est fondé sur ce raisonnement qui, à mon sens, n’est applicable qu’à une partie de la science. Il faut arrêter de demander au chercheur : « qu’est-ce que tu vas trouver ? » et nous laisser faire notre job. Mon objectif est de mieux comprendre la conscience pour pouvoir mieux traiter et optimiser le trajet de soins de nos patients. Pour cela, il faut nous laisser chercher. Dans cette « terra incognita», nous allons repousser les frontières. Là où, par définition, nous ne savons pas ce que nous allons trouver.

Equipe GIGA Consciousness et Coma Science Group CHU & U Liège (c) CHU M Houet
Cette énorme question sur la conscience humaine où notre ignorance est tellement grande, me fascine. Nous avons, toujours aujourd’hui, extrêmement peu de pièces de ce puzzle. Malgré tout ce travail incroyable de mes collègues, des neurologues et des géants qui ont fait toutes ces découvertes, la conscience, elle nous échappe vraiment. Je pense qu’il faut rester humble et notre ignorance est immense ; on ignore même combien on ignore…
Aux côtés combatifs et rebelles ainsi qu’à la curiosité se joint la méthodologie scientifique que je continue de défendre. Je suis un scientifique « pur et dur » mais je constate qu’est apparu en moi, au fil des années, un besoin de spiritualité. Je me rends compte de combien nous comprenons finalement peu et je m’émerveille. Lors de la naissance de mes enfants, lorsque je regarde les étoiles ou que je suis, avec l’équipe, confronté à nos patients, j’ai le sentiment que l’émerveillement est, lui aussi, peut-être une des clés à activer.
Qu’auriez-vous envie de dire aux générations à venir, aux futurs scientifiques et médecins ?
J’essaye, avec toute l’équipe, d’inspirer d’autres, des jeunes en particulier. Je pense que dans ce monde d’aujourd’hui, plein de technologies, d’informatique et de connaissance, il faut reconnecter avec l’être humain, avec nos émotions, avec notre place sur cette terre qui est aussi fragile que les patients dont je m’occupe. Dans ma faculté universitaire, les professionnels tout comme les étudiants en médecine, en santé ou même dans l’enseignement général, nous mettons trop l’accent sur les connaissances, les technologies ou la valeur de l’argent. Le défi actuel est de ne pas perdre le Sens, cette dimension de contact, d’empathie et de compassion.
Propos recueillis par Virginie Houet pour Equality by Words.
Pour plus d’information, le portail GIGA de l’Université de Liège : https://www.gigaconsciousness.uliege.be/
Photo du cerveau : (c) Johan Swanepoel
[1] Le syndrome d’enfermement (connu également sous le terme « locked-in-syndrome »), est un état neurologique dans lequel le patient est éveillé et totalement conscient (il voit et entend tout). Ses facultés cognitives sont intactes. Cependant, il souffre d‘une paralysie complète excepté le mouvement des paupières ou des yeux.
[2] Une étude (2011) conduite par l’équipe du professeur Laureys en lien avec l’association française ALIS et publiée dans le journal britannique « BMJ Open », fut réalisée dans l’objectif de mesurer la qualité de vie des personnes atteintes du syndrome d’enfermement. Des patients indiquent être heureux en dépit de ce handicap. A travers les 65 questionnaires qui ont pu être exploités, 47 des participants ont indiqué être heureux et 18 malheureux.
[3] Matthieu Ricard est un écrivain français et moine bouddhiste qui réside dans un monastère au Népal. Il a un doctorat en génétique moléculaire obtenu à l’Institut Pasteur en 1972.