
Véritable film témoin, le dernier documentaire du réalisateur belge Tristan Bourlard allie des archives inédites non retouchées, des interviews éclairants et des animations innovantes afin de rendre voix à nos mères et grands-mères. Il raconte, au travers des récits de femmes d’aujourd’hui, comment leurs aïeules furent, d’une part, les oubliées de la grande guerre 14-18 et d’autre part, à la source du renouveau sociétal qui a suivi.
Inspiré de l’œuvre de Marianne Sluszny « Chemins de femmes » et produit par Martine Barbé (Image Creation), c’est un pan des territoires perdus de l’histoire de Belgique qui apparaît en une fresque engagée teintée de reconnaissance et d’hommage à celles qui nous ont précédé. De leurs actes forts, posés en soutien à la nation lors de la première guerre mondiale, à leurs revendications pour les droits des femmes dans la période de l’après-guerre, l’étendue de leurs actions prend forme en une maïeutique technique équilibrée qui démarque le réel de la fiction.
A l’époque, les femmes sont peu photographiées, « notre travail s’est apparenté à un long effort de reconstitution doublé de l’ascension d’une montagne d’archives. Il nous a fallu retrouver les visages, les expressions et les conditions de ces femmes absentes du roman national. C’est l’histoire d’une invisibilité rendue visible. » explique Tristan Bourlard. Plusieurs niveaux narratifs se croisent et s’entrecroisent dans cette création de transmission : le passé, le présent et le récit historique. « La nature hybride du film dans la forme, la technique et l’approche, renforce son propos. Ce montage, c’est de la dentelle qu’il a fallu broder. »
Après la guerre 14-18, des millions d’hommes sont morts, d’autres rentrent défigurés, traumatisés ou meurtris. Les honneurs sont rendus pour les soldats décédés au combat. Et pour les femmes ? L’oubli. Ce film leur rend un visage, une existence et surtout, à travers leurs filles et petites-filles, la parole. Les mères et grands-mères reprennent vie tant par l’expression de leurs descendantes qu’à travers le trait de crayon stylé et personnel de Cédric Deru sur lequel viennent se poser, avec talent, les voix de comédiennes belges comme Daniela Bisconti, Bernadette Mouzon et Anne Coesens.
Eveillant des parts de notre mémoire nationale, collective et familiale, le documentaire génère compréhension et émotion en abordant notamment des sujets dérobés comme la manière dont les corps et les relations intimes ont été impactés par la guerre. Qu’en est-il de la vie de couple lorsque son époux revient de la guerre ? « A l’époque, une femme ne va jamais parler de maladies vénériennes par exemple, même pas à ses enfants. C’était un problème important et qui l’est toujours de la même manière. Aujourd’hui, la parole se libère et c’est très touchant. » poursuit le réalisateur.
Dans ces années 1920, les femmes s’émancipent après avoir survécu, se relèvent et initient le renouveau. Elles réclament l’acquisition de droits civiques, le droit au travail dans des conditions décentes à salaire égal ainsi que le droit à l’éducation tout en participant activement à la naissance d’une société nouvelle. Elles ont changé. La société a changé, bouleversée par quatre années de guerre. Les hommes étaient au front, les femmes y étaient aussi d’une autre manière : elles ont travaillé dans les usines de munitions, lutté pour nourrir leurs enfants, réalisé des transports interdits et beaucoup, résistantes et espionnes, ont mené bataille contre l’ennemi. « C’est extrêmement important de parler de leur contribution. Il y a des femmes qui ont pris leur destin, leur liberté en main, qui ont fait leur choix à ce moment-là. Surtout à ce moment-là…, c’est une période tellement forte dans l’histoire. Elles ont dû vivre et survivre, chaque jour, à travers le quotidien. » De ces combats, une volonté d’indépendance et de liberté s’est confirmée.
Une liberté dont elles souhaitent jouir dès la fin de la guerre dans les grandes lignes comme dans les plus petits détails. Détails qui n’en sont pas, tant on sait combien ils peuvent être symboliques. La mode évolue vers des vêtements coquets et plus confortables ; la lingerie fluide s’est substituée au corset coupeur de souffle. La pratique du sport et l’accès aux bains de mer ouvrent des joies modernes exaltant cette envie de vivre telle une réponse vibrante aux années sombres.
Bien que narrant un passage de l’histoire de Belgique à une époque définie, cette création semble universelle. Une résonnance prend rapidement forme avec l’actualité que ce soit la guerre en Ukraine ou les besoins d’amélioration d’accès à leurs droits fondamentaux pour nombre de femmes et de filles à travers le monde. « Ce film montre que chacun, à son niveau et dans son quotidien, est acteur de l’histoire, de la grande histoire. Chaque acte que nous portons a et entraînera des conséquences sur les générations futures. » conclut Tristan Bourlard.
Alors que les dernières notes sublimes de la musique originale de Michel Duprez s’estompent avec le générique, c’est au cœur que le spectateur est touché par cette œuvre patrimoniale. Une part de réalité a été rendue visible, audible et compréhensible, lui rendant en toute humilité et avec sensibilité, sa légitimité. Le futur, inscrit dans le temps tout autant que ce documentaire, s’adjoint alors au passé et au présent, soulignant que ces luttes pour plus d’égalité demeurent, aujourd’hui, toujours à mener.
Par Virginie Houet
Quelques dates : En 1920, les femmes sont autorisées à participer aux jeux olympiques et obtiennent le droit de vote aux élections communales. En 1921, elles deviennent éligibles et en 1922, le roi Albert Ier prononce un discours où, pour la première fois, les femmes sont remerciées pour les sacrifices et les actions qu’elles ont menées en temps de guerre. Cependant, en 1923, est votée une loi qui condamne très sévèrement l’avortement quelles que soient les raisons, y compris s’il y a danger pour la vie de la mère. Cet arrêté interdit et condamne également toute publicité pour les moyens contraceptifs. Vingt-cinq ans plus tard, en 1949, les femmes obtiennent l’accès au vote lors des élections législatives. C’est seulement en 1974 que les femmes belges acquièrent le partage complet de l’autorité sur leurs enfants. La réforme sur les régimes matrimoniaux devient applicable en 1976, abolissant l’obéissance de l’épouse à l’époux. L'avortement est partiellement dépénalisé en 1990.